V - Epanouissement à Chevreuse > Conrad Kickert et la Hollande
Aux Pays-Bas cependant les appréciations sur Kickert étaient parfois
moins favorables car certains lui gardaient une rancune tenace. Conrad
s’en plaignait en répondant au critique Plasschaert qui, en décembre
1921, lui demandait un curriculum vitæ pour l’annuaire des artistes
qu’il préparait : "Mon Dieu, lui
écrivit-il, que peut vous faire le fait que je sois né un 23 novembre
1882 à La Haye... Que sont ces choses de l’état civil en comparaison de
ce qui compte vraiment ? Le travail !... Vous ne m’estimez
pas. Et presque personne... en Hollande !. . Auriez-vous autrement
besoin de me demander où j’ai travaillé ? Je pourrais vous
répondre entre autres : 1914, Veere ! sous vos yeux, chez
vous et sans vous, devant vous et en dehors de vous. Et vous ne savez
rien de moi. Ce n’est pas un reproche. Mais cela exclut pourtant vos
demandes. Et je vous prie de ne pas me nommer dans une liste de
peintres hollandais".
Ce genre de réaction n’était pas de nature à améliorer ses rapports avec ce qu’il appelait dans la même lettre "la Petite Hollande". L’historien d’art Adriaan Venema qui cite cette lettre (1)
a raison de dire que Kickert était déçu, mais manifeste en même temps
une légèreté certaine dans son travail en écrivant que Kickert "maintenant oublié et aigri était resté à Paris" et qu’il était un homme "de l’œuvre et des conceptions duquel on ne se souciait plus dans les années vingt" (2).
Certains s’en souciaient pourtant, à Paris, comme on l’a vu, mais aussi
aux Pays-Bas. En 1920, le célèbre marchand de tableaux de Haarlem,
critique d’art et éditeur d’un bulletin artistique apprécié, J.H. de
Bois avait écrit (3) à Kickert : "Est-ce
que tu ne pourrais pas de temps en temps écrire sur ce sujet (comment
réagit la France maintenant au modernisme) un petit article spirituel
pour mon Bulletin ?". En fait nul n’avait oublié le brillant critique d’art du Telegraaf, du Haarlemsch Dagblad, d’Elsevier et de Onze kunst,
et s’il écrivait rarement dans les journaux néerlandais il fut souvent
sollicité par eux. Il accéda ainsi aux demandes du Groene Amsterdammer
et il y fit le compte-rendu, assorti de photos, du salon d'Automne 1921, dans un article bouillonnant (4),
profitant de cette tribune pour faire quelques mises au point... et
mises au pas. Des considérations initiales sur la situation comparée
des artistes en France et aux Pays-Bas le conduisirent à reprocher aux
marchands de tableaux et au public néerlandais de ne pas soutenir les
jeunes. Le salon d'Automne, continuait-il, est la plus grande manifestation des jeunes, mais de jeunes qui ont connu cette guerre "si horrible qu’il n’est plus possible de reprendre simplement là où l’on avait dû s’arrêter six ans plus tôt". Et il oppose ceux "qui continuent à faire leur charmant petit bibelot pour le mur"
à l’artiste véritable qui, peignant la vie, doit maintenant être mûr et
grave, grandiose et violent. Il couvre de louanges Segonzac pour sa
solidité, son sérieux "à la manière française, vivante et scintillante",
son esprit profond mais spirituel. Il associe Luc-Albert Moreau à ces
éloges et le qualifie de pionnier ; il faut savoir que cette
année-là Moreau n’avait pas exposé... Il déplore aussi l’absence de
Dufresne et en profite pour lui consacrer un passage chaleureux. Puis
il traite longuement de l’envoi de Gromaire "le Repos des paysans" qu’il apparente aux œuvres de Breughel et des frères Le Nain ; Gromaire écrit-il, "s’il continue à donner ce qu’il promet, dominera sa génération comme un souverain de la peinture". Sauf "la Maternité"
de Jean Marchand, qu’il vante, aucun autre envoi ne bénéficie de
compliment, ni même du moindre commentaire. Et Kickert se lance dans
une diatribe contre les cubistes qu’il soupçonne de basculer, derrière
Léger et Gleizes, dans un semblant de Cubisme. Pour Conrad le Cubisme
était un principe fécond, régénérateur, destiné à réformer la peinture
et non pas à enfermer les peintres dans un système. Il note que Picasso
"tourne de nouveau vers Ingres, un Ingres avec des modèles hydropiques".
Enfin il assassine André Lhote en qui il voit le contraire d’un
peintre-né ; le type même de l’instituteur – bon instituteur à en
croire les élèves de son académie, reconnaît-il – mais capable de
présenter le même sujet peint de trois manières différentes allant du
figuratif au Cubisme, ce qui était montrer qu’une manière s’emprunte
puis se jette ; alors que pour Conrad, ce devait être le moyen
d’exprimer une vision personnelle qui n'aurait pas pu l’être autrement.
André Lhote découvrit cet article onze mois plus tard et nous dirons
donc plus loin un mot de leur différend public à ce sujet à propos de
l'année 1922.
(1) : In "Nederlandse Schilders in Paris 1900-1940" (Het Wereldvenster, Baarn 1980).
(2) : Venema, qui ne semble pas
embarrassé de se contredire, cite d'ailleurs dans un autre passage du
même ouvrage l'opinion louangeuse de Basler sur l'influence qu'exerce
Kickert et celles, dans le même sens, de Waldemar George et de
Thiébault-Sisson.
(3) : Lettre du 18 mars 1920 (archives Gard-Kickert).
(4) : Du 17 décembre 1921.