V - Epanouissement à Chevreuse > Conrad Kickert et les marchands de tableaux
Au cours de ce premier trimestre 1921, se tint à Genève une exposition
internationale qui malgré ce titre racoleur ne souleva pas
l’enthousiasme des Helvètes. Le critique du Journal de Genève (1)
ne retint que quelques peintres dont Kickert pour la Hollande, parmi
les envois en provenance de toute l’Europe et des Etats-Unis, qu’il
qualifie de "tohu-bohu un peu fou" pour conclure : "il faut reconnaître que notre public demeure absolument réfractaire". Un écho de cette manifestation est donné en France par René Arcos qui, dans l'Amour de l'art (2), dit avoir remarqué quelques peintres hollandais de valeur et note : "Les natures mortes de Conrad Kickert baignent dans une atmosphère semblable à une vie intérieure" (3).
Conrad avait envoyé à Genève deux paysages et des natures mortes et ce
sont celles-ci qui avaient retenu l’attention. La louange d’Arcos, par
ailleurs poète de qualité, ne pouvait pas lui déplaire, encore que son
esprit chagrin retint peut-être plutôt le silence sur ses paysages.
Il ne voulait pas être enfermé dans une spécialité et surtout pas dans celle de la nature morte. Il écrivit plus tard "une tête m’intéresse autrement qu’un pot ou une pomme" (4).
Et lorsqu’une galerie lui fit des offres de contrat, avec la
recommandation de se consacrer uniquement aux natures mortes, il se
révolta et, par orgueil, pendant des mois n’en peignit pas une. Le
catalogue raisonné de son œuvre n’en recense d’ailleurs que deux pour
toute cette année 1921, contre six en 1920. Souvent il se vantait de
cette manifestation d’indépendance. Ce ne fut pas la seule. Il montrait
non seulement de la réserve mais de l’arrogance envers les marchands de
tableaux. Et plus il s’enfonça dans les difficultés financières, plus
il s’obstina. Des années après sa mort, sa fille rencontra Drouant lors
d’un vernissage et l’illustre marchand lui dit : "Madame,
comme peintre j’estimais beaucoup votre père, et, comme homme, j’en
aurais fait volontiers mon ami, mais vraiment, en affaires, il était
im-po-ssible !". Le jugement de Drouant et surtout son air
navré ont dû (qui sait ?) réjouir les mânes de Kickert d’une noire
et intense jubilation. Cette réputation mit heureusement quelques
années à se répandre durant lesquelles Kickert mit en dépôt des œuvres
dans beaucoup de galeries. Le système hélas ne mobilise guère les
marchands qui préfèrent pousser leurs poulains sous contrat.
Au début de mars, Conrad se plaignait de n’avoir vendu qu’une seule
petite toile pour 800 francs. Pire encore, Gée avait une affection
pulmonaire, faisant craindre un moment la tuberculose. Le ménage rêva
d’abandonner Paris pour les rivages méditerranéens. Conrad décidait de
mettre en vente sa ferme de Geerteheem, dans l’île de Texel avec "presque" tous ses meubles (5). En avril, une exposition (6) avec Gernez, Waroquier et une douzaine d’autres peintres ne semble pas avoir amélioré la situation financière.
Paradoxalement c’est à un marchand, ou plutôt à deux marchands
associés, que Conrad dût de rester à flot. Barbazanges, fondateur de la
galerie qui portait ce nom et son associé Hodebert lui avancèrent de
l’argent avec la garantie de toiles en dépôt. En outre, ils exigèrent
de lui un contrat d’exclusivité (de trois ans vraisemblablement) ;
ce fut le seul contrat que Conrad signa jamais avec un marchand, et du
reste il ne le renouvela pas. Cette galerie, disparue et même
aujourd’hui inconnue, avait une réputation unique de sérieux. (7) Elle pouvait offrir des œuvres majeures des maîtres romantiques (8) ou impressionnistes et avait sous contrat des contemporains de renom comme de jeunes artistes prometteurs. L’étiquette Barbazanges,
à la fois chic et moderne, valorisait un peintre. L’entrée de Kickert
dans cette galerie devait, semble-t-il, quelque chose à Pierre Dubreuil
qui l’y avait précédé.
Grâce à ce soutien financier et malgré sa précarité, mais surtout parce
que sa foi en son art lui permettait de résister, Conrad continua son
travail avec une activité débordante. S’abstenant de natures mortes, il
assouvit sa passion de peindre avec des paysages de Talou mais aussi
des nus de grande taille. Une sensualité franche habite ces dernières
œuvres que ce soit par exemple dans "l’Esquisse d’un dos" (9) , titre discret pour une œuvre dont le centre d’intérêt, au bas
des reins, est un hommage à la puissance et à la prodigalité de la
nature, ou bien dans "le Lever" (10)
où le modèle, au saut du lit, s’étire en offrant au premier plan toutes
les promesses de la fécondité. Le même effet est obtenu, dans le
premier tableau avec une matière mince, d’où le terme d’esquisse, et
dans le second avec une pâte généreuse. "l'Amour au bord de la mer" (11)
d’un format inusité (il est deux fois plus large qu’il n’est haut)
séduit par sa composition, l’élégance des attitudes et l’opposition
entre le dos musculeux de l’homme et les flancs alanguis de sa compagne.
(1) : Du 18 janvier 1921.
(2) : Numéro de mars 1921.
(3) : Le critique retrouve les termes
de "vie silencieuse" qui sont employés dans les langues anglo-saxonnes
au lieu de notre sinistre et d'ailleurs impropre dénomination de
"nature morte".
(4) : In "Opinions" (écrit inédit de
CK qui développe considérablement une première mouture publiée dans
l'Amour de l'art, Paris, mai 1922).
(5) : Lettre de CK à Bronner du 7
mars 1921 (archives Bronner RKD, La Haye). Dans une lettre au même du 2
avril 1921, CK annonce sa venue pour le 8 avril, à Amsterdam, où il se
rend, écrit-il, pour encaisser une somme importante. Il ne s'agit pas
d'une vente d'œuvres mais peut-être d'une avance contre garanties sur
la vente de Geerteheem. En fait, le but principal du déplacement était
le mariage avec Gée.
(6) : A la galerie G.L.-Manuel-Frères, 47 rue Dumont-d'Urville, Paris.
(7) : Galerie Barbazanges, 109 rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris.
(8) : Cf. supra 1919, note 11.
(9) : "Esquisse d'un dos" 1921 (63 x 79 cm) Opus 21-03
(10) : "Le Lever" 1921 (112 x 95 cm) Opus A.21-15, Musée d'art moderne de la ville de Paris.
(11) : "L'Amour au bord de la mer" ou "le Baiser" 1919 (90 x 200 cm) Opus A.19-15, Musée municipal de La Haye (Pays-Bas).