V - Epanouissement à Chevreuse > Conrad au travail
Conrad travailla durant l’été, puis tout l’automne peignit des paysages. Il ne s’écarta point de Talou,
représentant le hameau sous tous les angles. Certaines de ces toiles
comportent un effet de lumière qui est souvent celui du crépuscule (1).
Cette lumière est très belle, elle nimbe admirablement les lointains,
s’abîme en ombres profondes ; c’est une lumière pensée ou rêvée,
dont les effets sont somptueux. Mais l’on sent que Conrad, attiré par
le traitement de la lumière, la préfère atténuée et mourante. Il
découvrira progressivement comment la dompter, et lui donner son rôle
sans tomber dans l’Impressionnisme.
En octobre, Conrad exposera au salon d'Automne, sans convaincre vraiment les critiques. Dans La Liberté Chavance constata : "moroses aussi les vues pesantes de M. Conrad Kickert". Dans L’Excelsior Louis Vauxcelles écrivit : "Kickert empâte avec rage, fidèle à la tradition rembranesque". Le même critique trouvait que l’envoi de Gromaire évoquait Le Fauconnier "avec une personnelle énergie"
ce qui dut quand même rendre Gromaire bien malheureux car le souci
d’échapper aux influences l’obsédait. Il avait écrit à Conrad dans
l’été "Je m’efforce de trouver mon
idée de la forme, ma conception de la plastique universelle. J’y arrive
petit à petit... en ne gardant que ce qui est bien à moi" et il revenait là-dessus deux semaines après : "Il faut amplifier sans cesse notre personnalité... et bien comprendre par quoi nous sommes caractéristiques (2)".
Il était moins désobligeant de faire penser à Rembrandt qu’à Le
Fauconnier, car le séjour de ce dernier dans un pays neutre durant la
Grande Guerre – et quelque plausibles qu’en eussent été les
justifications médicales – lui valait l’ostracisme des confrères, des
critiques et du public.
Mais Kickert fut encore moins bien servi en novembre lorsqu’il exposa à la galerie Druet (3), des œuvres sur papier en compagnie d’Alix et de Gromaire. Si dans Le Matin (4) ils obtenaient ensemble un brevet disant qu’ils "servent hardiment l’art moderne", le Carnet de la semaine (5) modulait ses éloges : Gromaire était jugé "robuste et concis" ; les sépias et les aquarelles d’Yves Alix reconnues comme "de belles synthèses", mais Conrad était juste qualifié de "Hollandais agréablement adroit". Ce jugement dut chagriner Conrad d’autant plus que dans L’Humanité, Roger-Marx (6) écrivait presque de la même encre : "en
même temps que le Hollandais Kickert, dont les dessins sont ingénieux,
Alix et Gromaire exposent, à la même galerie, des études solidement
établies où ils font lentement l’apprentissage de la liberté."
Adroit et ingénieux, voici des éloges restrictifs. Ils méritent qu’on
s’y arrête d’autant plus que les dessins de Conrad Kickert, de 1914 à
sa mort, relèvent de la même inspiration, de la même technique, du même
style (ils sont d’ailleurs, pour cette raison, beaucoup plus difficiles
à dater que les tableaux). Christian de Moor dans la partie de ses
mémoires7 se rapportant aux années vingt indique : "j’ai
admiré Conrad pour sa couleur, ses riches touches au couteau. Son
dessin était beaucoup plus faible, mais les paysages dessinés avec de
l’encre de Chine et un petit bâton avaient du charme". Les
dessins de Conrad pendant un demi-siècle ont été faits avec un bâtonnet
trempé dans l’encre de Chine et plus ou moins essuyé dans un chiffon.
Sur ce parti pris technique, à la même époque, Gromaire formulait des
réserves : "Laisse de côté ton
bout de roseau et ton encre de Chine, qui te donne des effets ;
c’est de la couleur, ce n’est pas de la forme. Prends un bon crayon que
tu puisses effacer" (8). Segonzac, remerciant Conrad qui avait déposé chez lui, en cadeau un de ses dessins, écrivit : "Quel beau dessin de peintre ! (9)".
Ces deux opinions ne sont pas contradictoires. Si l’on pense au dessin
comme à une technique en soi, il faut admettre que Conrad Kickert, de
ce point de vue, n’est pas un dessinateur. C’est un peintre, et ses
dessins sont les tableaux qu’il essayait de faire lorsqu’il ne
disposait que d’encre, d’un bâtonnet et d'un chiffon.
Les jours raccourcis de l’automne permirent à Kickert de se livrer à sa
passion de faire partager ses connaissances, de montrer les richesses
du domaine de la peinture et de rapprocher les mentalités de France et
de Hollande en rédigeant pour la revue France-Hollande, (10) un long article dont il choisit avec grand soin l’abondante illustration, et qu’il intitula : "les rapports artistiques franco-hollandais dans le passé".
Il ne négligeait pas pour autant la peinture et travaillait à un nu
important, pour lequel sa femme lui servit de modèle (il semble qu’elle
fut son seul modèle ces années-là). Elle posa devant un fond d’étoffe,
en fait un kimono, déployant une soie d’outremer et de cobalt, brodée
d’un dragon en fil d’or. Ils l’appelèrent donc "la Femme au dragon" (11).
(1) : "Talou" 1920 (53 x 73 cm) Opus 20-01 ;
"Dernière lumière" 1920 (65 x 81 cm) Opus 20-03.
(2) : Lettre de Gromaire à CK des 5 et 22 août 1920 (archives Gard-Kickert).
(3) : Galerie Druet, 20 rue Royale,
Paris VIII°, "Dessins, Aquarelles, Pastels d'Yves Alix, Marcel
Gromaire, Conrad Kickert" du 8 au 19 novembre 1920.
(4) : Le Matin du 14 novembre 1920, Paris.
(5) : Le Carnet de la semaine du 14 novembre 1920, Paris.
(6) : L'Humanité du 22 novembre 1920, Paris.
(7) : Op. cit.
(8) : Lettre de Gromaire à CK du 2 septembre 1921 (archives Gard-Kickert).
(9) : Lettre du 8 juin 1928 (archives Gard-Kickert).
(10) : France-Hollande, revue
mensuelle, n° 11 et 12 nov-décembre 1920. Rédigée en français et
en hollandais, cette revue cessa malheureusement de paraître, faute de
moyens, après ce numéro.
(11) : "La Femme au dragon" 1920 (115 x 155 cm) Opus A.20-11, musée du Havre.