VI - Talent reconnu > Destin de la collection Conrad Kickert
Rappelons les faits et évoquons leur déroulement ultérieur aussi bien
avant qu'après la mort de Kickert. En 1921, Conrad offre par écrit sa
collection personnelle de peinture moderne à La Haye, à condition que
le musée en projet soit construit dans l’année. Il s’agissait d’un don.
La condition posée n’a pas été remplie. En 1934, il renouvelle son
offre avec une modification importante : pour la collection déjà
réunie en 1921, il la mettra en dépôt pour vingt ans et, s’il est
encore vivant une fois les vingt ans écoulés, le dépôt sera prolongé
jusqu’à sa mort. En revanche, il s’agira d’un don pur et simple pour
les tableaux plus récents qu’il s’efforcera d’adjoindre à sa collection
en vue de les offrir à La Haye. Le musée lui avait fait part de son
accord sur ces deux points. Or le catalogue de 1935, où figuraient des
œuvres des deux époques, indique pour toutes (sauf pour celles de la
main de Kickert notées comme des achats) la même origine :
Donation Conrad-Kickert 1934 ou 1935. Conrad ne protesta pas, ni à
l’époque, ni ultérieurement, contre une mention en contradiction
flagrante avec ce qui avait été convenu par écrit l’année précédente (1).
Peut-être pensait-il que cette erreur, commise par le musée, n’effaçait
pas les engagements écrits pris par van Gelder et Knuttel à ce sujet,
que de toute façon, cette dénomination inexacte ne pouvait affecter que
les œuvres exposées, les seules figurant au catalogue, et en rien
celles que le musée avait laissées de côté.
Aussi étonnant que ce soit, ce raisonnement, s’il avait été connu,
n’aurait pas choqué le musée. Ceci apparut clairement lorsque, près de
vingt ans plus tard, Kickert jugeant qu’il fallait clarifier le destin
de sa collection, écrivit, le 22 janvier 1952, à ce propos au directeur
de l’époque, L.J.F. Wysenbeek. Celui-ci fit une réponse singulière qui
mérite d’être largement citée (2)
: "J’ai bien reçu votre lettre du 22 janvier. Nous avons immédiatement
recherché ce qui, parmi les œuvres de votre collection, n’avait pas
fait l’objet d’un don de votre part au musée et qui n’aurait pas non
plus été acheté par nous. Il semble qu’il n’y ait pas beaucoup d’œuvres
dans ce cas. Ci-joint la liste des œuvres qui ne figurent ni en don, ni
en achat. C’est bien volontiers que je recevrai votre visite en
février... Pendant notre première entrevue, nous pourrons convenir de
la meilleure manière de mettre mes nombreux collègues en mesure
d’examiner le statut de ces œuvres...".
La liste jointe comportait vingt-quatre œuvres dont vingt-deux
provenaient de l’ancienne collection et deux seulement (une aquarelle
et un dessin) de la nouvelle collection réunie en 1934. Le musée de La
Haye en connaissait l’origine, les auteurs, la technique, les
dimensions. A l’en croire, il ignorait seulement à quel titre il les
détenait. Une prise de position adroite qui ne fermait pas la porte à
un arrangement, mais ne donnait à Kickert aucun élément pour se dire
propriétaire des œuvres. En somme, une façon de lui faire comprendre,
mais justement sans le dire : nous ne voulons pas nous séparer de
ces tableaux, à vous de démontrer votre bon droit. Un bon diplomate
n’affirme que le nécessaire, laisse ouvertes toutes les portes, mais en
attendant, profite du statu quo. Wysenbeek méritait à coup sûr le titre
de diplomate. Sa liste ne contenait aucune des œuvres figurant dans le
catalogue de 1935, donc ne mettait pas en cause le caractère de don que
ce document leur avait attribué abusivement.
Conrad avait de quoi éclairer Wysenbeek. Il possédait les lettres de
van Gelder et de Knuttel qui rangeaient les œuvres de l’ancienne
collection dans la catégorie de prêt, un prêt à long terme certes, mais
temporaire. Il aurait pu aussi faire état d’une lettre de Knuttel du 16
avril 1935 dans laquelle celui-ci lui donnait la liste des œuvres que
le musée avait renoncé à exposer : "J’ai fait un choix pointu et
limité. Ci-après les choses qui sont définitivement écartées,
indépendamment des œuvres qui ont été auparavant mises de côté et sont
encore dans la Kerkstraat. Tout cela est donc entièrement à ta
disposition, tandis que les œuvres acceptées par nous seront prises
dans la donation". Certes les derniers mots font le musée propriétaire
des œuvres portées au catalogue de 1935. En revanche, l’engagement est
pris de restituer tout le reste à la première demande de Conrad, ce qui
englobe toutes les œuvres citées par Wysenbeek. Or Kickert détenait
cette lettre qu’il conserva dans ses papiers jusqu’à sa mort. Pourquoi
ne fit-il pas état de cet atout maître en 1952 ? Est-ce qu’il
pensa que la lettre de Wysenbeek lui fournissait une preuve suffisante
pour obtenir tout ce qu’il souhaitait récupérer ? Ne vit-il pas à
quel point elle était prudente et même restrictive ?
Il se rendit plein de confiance à un rendez-vous chez Wysenbeek au
début de mars 1952 et il en sortit optimiste, écrivant à sa fille Anne
"...Accord avec musée parfait. Rentre en possession plusieurs tableaux
importants : Le Fauconnier et d’autres". Sur les vingt-deux œuvres
notées par Wysenbeek, douze étaient des toiles de Le Fauconnier, ce qui
faisait penser que le musée était ouvert à l’idée de restituer des
tableaux de ce peintre. Les difficultés commencèrent à apparaître après
le départ de Conrad qui ne prit pas le temps de mettre au point un
accord circonstancié, pressé de retrouver son atelier parisien. Il
avait confié à Wouter van Wijk (3)
le soin de régler tous les détails et de récupérer certains tableaux
pour les donner à des musées néerlandais de province qui se
satisferaient des miettes de la Donation Conrad-Kickert. Les détails
devinrent des montagnes ; aucun engagement formel n’avait été pris
par le musée, et tantôt pour des questions de principe, tantôt pour des
problèmes pratiques, les obstacles s’accumulèrent si bien qu’aucune
œuvre ne fut restituée. Kickert, tenu au courant, ne voulut pas porter
le conflit dans le domaine judiciaire, car il n’avait pas les moyens
financiers de soutenir sa cause par cette voie. Après sa mort, ses
héritiers obtinrent la liste évoquée ci-dessus, accompagnant une lettre
de Wysenbeek, toujours en fonction. Cette lettre rejette sur les années
de guerre (et donc indirectement sur les Allemands ayant occupé La Haye
de 1940 à 1945) la perte des documents concernant la Donation
Conrad-Kickert, évoque un compromis verbal accepté, selon lui, par
Kickert limitant sa revendication, et s’abrite derrière le fait que la
collection appartient non au musée, mais à la ville, dont l’accord
serait nécessaire et pourtant peu probable (4). A ce jour les héritiers n'ont pas présenté de réclamation.
(1) : Lettre du Dr H.E. van Gelder à
CK du 26 mai 1934 et lettre du Dr G. Knuttel du 15 juin 1934, tout à
fait explicites (cf. citations supra, année 1934, p. 318).
(2) : Lettre de L.J.F. Wysenbeek à CK, datée du 1er février 1952 (archives Gard-Kickert).
(3) : CK l’appelait par un
diminutif : Wout. Encore tout jeune homme, il avait rejoint la France
devant l’offensive allemande et avait servi de second à CK pendant
l’épisode de Confolens (cf. infra années 1940-1942, pp.375 s.). Il
devint rédacteur en chef du journal Het Vaderland.
(4) : Lettre du 9 mars 1966 de Wysenbeek à Thys Mol, le mari de la fille aînée de CK :
Gemeentemuseum ‘s Gravenhage n° 1471.66/M
Monsieur,
Je réponds tardivement à votre lettre du 31 octobre 65, au sujet de la
collection Conrad Kickert, ici, au musée. Il y avait une certaine
confusion pour ce qui était des prêts de Conrad Kickert. Il semble
d’après une lettre du 29 avril 1952 au conseil municipal, qu’il était
difficile de savoir ce qui avait été donné ou ce qui avait été prêté, à
cause de ce qui a été perdu par l’administration pendant les années de
guerre. Je suis, à l’époque, convenu avec votre beau-père que le musée
pouvait considérer comme don les tableaux auxquels on tenait et que
nous lui rendrions le restant, à condition que le conseil municipal
donne son consentement. Ceci était nécessaire car il était fait mention
dans notre administration que tout avait été donné à la ville de La
Haye. La donation de votre beau-père est particulièrement importante et
variée. Les sommets de cette collection sont les œuvres de Peter Alma,
Lodewijk Schelfhout, M. Gromaire, Conrad Kickert lui-même, Le
Fauconnier et Mondriaan. Nous aimerions garder ceux-ci. Parmi les
autres tableaux appartenant à la collection, on pourrait en effet se
séparer d’un certain nombre. J’attire votre attention sur le fait que
s’ils ne sont pas tous accrochés au musée, ils le sont dans divers
espaces représentatifs de l’hôtel de ville. Cela signifie donc qu’ils
remplissent une bonne fonction et que nous trouverions, pour ces
tableaux également, très ennuyeux qu’ils ne soient plus en notre
possession. Pour votre information, je vous envoie une photocopie de
toutes les œuvres d’art appartenant à la donation Kickert. Ainsi nous
pourrions peut-être examiner ce dont éventuellement le musée pourrait
se passer, sur quoi je ferai une proposition de cette teneur au conseil
municipal. Je ne sais pas s’ils donneront suite, car il est inscrit que
tout a été donné à la municipalité et c’est toujours difficile de
rendre une donation caduque, mais je peux consulter l’hôtel de ville
dès que nous saurons à quoi nous en tenir. Je joins une liste des
œuvres qui sont de la main de Conrad Kickert qui sont présentes au
musée. Avec mes salutations amicales et ma considération.
L.J-F. Wijsenbeek, drs.