VI - Talent reconnu > Avatars de la collection
Pour l’ancienne collection, van Gelder qui s’était félicité du don de
Kickert en 1921 sans évoquer l’idée d’y opérer un choix, s’était montré
désireux en 1934 d’en faire le tri (1).
Et sa sélection avait été sévère. Elle s’était opérée en deux temps.
Les tableaux en provenance des réserves du musée d’Amsterdam où ils
avaient séjourné près de vingt ans, furent livrés dans les anciens
bâtiments du musée de La Haye, Kerkstraat, y furent déballés, mais une
partie d’entre eux, seulement, fut transférée dans le nouveau musée. Le
nombre des réprouvés, bloqués Kerkstraat, n’est pas connu. Les autres
attendirent que soient terminées les nouvelles salles qui leur étaient
destinées, puis, en avril, subirent l’épreuve définitive, celle de
l’accrochage. A cette occasion, douze furent éliminés. Rien d’anormal à
cette procédure : pour juger une œuvre, mieux vaut la voir sous
son éclairage définitif et en compagnie de celles qui prendront place
près d’elle. Peuvent apparaître alors des incompatibilités jusque-là
insoupçonnées et soudain évidentes à l’œil exercé d’un conservateur (il
peut arriver aussi, heureusement, qu’un tableau trouve une valorisation
inattendue dans un certain voisinage). Il ne faut pas se dissimuler
qu’un autre critère ait pu jouer : le manque de place. Dans une
opération de l’ampleur du transfert d’un musée entier, transfert
accompagné de multiples projets d’amélioration, il peut arriver qu’au
pied du mur, on se trouve à l’étroit pour réaliser ce que l’on s’était
promis de faire. Néanmoins, cela n’explique pas le rejet de dix toiles
de Le Fauconnier, de deux toiles de Mondrian, soit pour chacun les deux
tiers des œuvres offertes, pas plus que l’élimination d’œuvres de
Schelfhout, de Weyand et de Lau, dont certaines avaient été admirées au
Moderne Kunstkring et témoignaient d’un moment important dans
l’histoire de l’art des Pays-Bas.
Pour la collection récemment réunie, la sélection avait été moins
rigoureuse. Knuttel avait fait confiance au jugement de Conrad et avait
fait accepter les œuvres obtenues, pour ne pas désobliger les
donateurs, ni placer Kickert dans une position gênante vis-à-vis d’eux.
Si cette partie de la collection paraît, avec le recul, d’un intérêt
plus discutable, la responsabilité en revient à Conrad puisqu’il avait
choisi et désigné lui-même les peintres à solliciter. Qu’il ait
surestimé la valeur de quelques-uns ou qu’il n’ait voulu exclure de la
donation aucun de ceux qu’il appréciait pour leurs qualités de cœur et
de caractère, il faut reconnaître l’inégalité de leur talent. Des
artistes supérieurs comme Bessie Davidson et Kousnetzoff, comme Gernez
et Gromaire ou même comme Goerg, Valdo Barbey, Osterlind et Picart-Le
Doux, n’avaient rien à gagner à voisiner sur les cimaises de La Haye
avec Maud Sumner ou Bersier (quelqu’excellent graveur que fût par
ailleurs ce dernier). La relative faiblesse de cette partie de la
collection n’apparut pas au moment du vernissage qui souleva un
légitime enthousiasme d’ensemble en faveur du nouveau musée. Cependant,
en mars de l’année suivante, Knuttel voulut mettre les choses au point.
Il reprocha à Kickert d’avoir sélectionné des œuvres "en dessous de la
qualité musée". A propos d’un projet d’exposition temporaire groupant
tous les donateurs, il manifesta son opposition parce qu’il craignait
de voir la critique néerlandaise profiter de l’occasion pour se moquer
de ces peintres (2). S’il n’en fut rien (3),
le destin de la collection ne s’améliora pas cependant au fil des ans.
Le musée de La Haye édita un nouveau catalogue en 1962, consacré, comme
celui de 1935, aux seules œuvres accrochées. La comparaison dut être
douloureuse pour Conrad. Si Le Fauconnier bénéficiait d’un sort
favorable puisque neuf tableaux supplémentaires, datant d’avant 1918,
avaient été extraits des réserves de la Donation Conrad-Kickert et
hissés à la gloire des cimaises, avantage partagé avec deux Mondrian de
la même origine, la nouvelle collection, en revanche, n’était plus
représentée que par cinq peintres (Valdo Barbey, Goerg, Gromaire, Holy
et Masereel), les vingt-cinq autres ayant été effacés du catalogue.
Pour en finir avec les avatars de cette collection, il est permis
d’enjamber les années et d’évoquer brièvement le scandale qui se
déclencha aux Pays-Bas, lorsqu’on s’aperçut que le musée avait vendu
subrepticement une partie des œuvres qu’il détenait (plusieurs
centaines, disait-on). La dénonciation, confortée par les révélations
de la presse, fut portée jusqu’à la reine, seule compétente pour
trancher en ce domaine. Les conclusions de la souveraine n’ont pas été
publiées et l’effervescence est retombée. Concernant la Donation
Conrad-Kickert, il s’est avéré qu’un Gromaire, un superbe "Nu à la fenêtre ronde",
avait été vendu à un marchand anglais qui lui trouva pour acheteur, un
musée danois. Son évasion s’était opérée secrètement et son destin n’a
été révélé que grâce aux recherches nécessitées au début des années
quatre-vingt-dix par la préparation du catalogue raisonné de l’œuvre de
Gromaire (4).
En résumé, la donation de Kickert au musée de La Haye n’a pas profité
dans son ensemble au public ; la part de ce qui subsiste dans les
réserves est incertaine ; une œuvre (au moins) en a été distraite
contre argent. Pour conclure, il convient de se demander à quel titre
le musée de La Haye détient ces œuvres, non pas en vue d’une
revendication, mais parce que le sujet, obscur, voire ténébreux,
renseigne sur les illusions de Kickert, sur la politique suivie à son
égard par le musée de La Haye et plus généralement sur les rapports
entre le peintre et son pays natal.
(1) : Cf. supra, année 1934, p. 320.
(2) : Lettre de Knuttel à CK du 11 mars 1936.
(3) : Cf. infra, année 1936, exposition d’Art Français Contemporain à La Haye.
(4) : Edité par la galerie de la Présidence, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris.