VI - Talent reconnu > Légion d'Honneur
Les fêtes se passèrent agréablement pour les Kickert en Savoie. Titanne
découvrit les plaisirs de la luge, mais ne fit pas beaucoup de ski
(contrairement au "grand" François Gromaire), et resta souvent auprès
de sa maman, pas très vaillante encore, mais s’amusa bien quand même
avec ses amies Picou et Claude-Lise Goerg.
Conrad avait été invité à exposer à Bruxelles, au Palais des beaux-arts, parmi cent cinquante peintres (1),
réunis sous le titre "Artistes de Paris 1925-1935". Le commissaire
général de l’exposition était Nesto Jacometti, un écrivain suisse dont
Conrad fit le portrait l’année suivante (2).
Le président d’honneur, M.G. Huisman, directeur général des Beaux-Arts,
apportait la caution des autorités françaises, car il s’agissait de
très officiels échanges artistiques franco-belges. Le 23 février, jour
du vernissage à Bruxelles, se déroula à Paris une manifestation
symétrique, l’inauguration par le président de la République, M. Albert
Lebrun, au musée du Jeu de paume, de l’exposition d’œuvres d’artistes
belges contemporains. Que venait faire à Bruxelles notre Kickert ?
Il suffit pour répondre de se reporter au titre ; il s’agit
d’artistes de Paris, on ne s’étonnera donc pas d’y trouver un
Néerlandais, ni l’Australo-écossaise Bessie Davidson, ni Picasso natif
de Malaga, ni le Madrilène Juan Gris, ni le Japonais Kareiti Takahashi,
aussi bien que Dunoyer de Segonzac, né à Boussy-Saint-Antoine. La
fierté de Paris, ville mère des Arts, inspiratrice, refuge, creuset des
talents du monde entier, s’est trouvée comblée lorsqu’une cohorte
d’artistes réprouvés ou misérables, ont rejoint la capitale, y ont
exprimé leur génie propre et sont entrés dans l’histoire de l’art sous
l’étiquette d’Ecole de Paris, car c’était la seule sous laquelle ils
pouvaient être rassemblés.
Bien que Kickert ait agi en faveur de tous ces étrangers, ce que
rappelle le dictionnaire Bénézit 1949 : "Cet artiste a joué un
rôle important dans la constitution de l’Ecole de Paris", il occupait
une place à part, en dehors de cette école. Sollicité pour l’envoi
d’une œuvre à Bruxelles, il décida d’exposer "L’Intruse", qui avait quitté le salon d'Automne deux mois auparavant. En se référant aux conditions (3)
exigibles d’une bonne toile de salon, il faut reconnaître que Kickert
n’avait guère le choix. Son tableau fit du reste bonne figure au milieu
de ceux d’une bonne vingtaine de gloires reconnues.
Au même moment, à Paris, les amis de Kickert avaient organisé le
banquet qui devait fêter son ruban rouge. Osterlind avait fait imprimer
et diffuser les invitations, enregistré les réponses, encaissé les
trente-cinq francs par personne destinés au restaurant Peer Gynt (4)
pour le dîner du 20 février. A ce prix, la chère, mais aussi le
champagne se devaient d’être de grande qualité, d’autant plus que le
rosbif de cet estimé restaurant suédois ne pouvait être que "de la
fesse de renne", comme le fit remarquer Lecaron. Si Osterlind avait
assuré le secrétariat préparatoire, Kickert et Gée avaient réglé le
placement à table, tâche délicate vu le nombre de critères à prendre en
considération : âge, notoriété, parenté, amitié ou brouille entre
d’éventuels voisins de table, niveau d’éducation, timidité ou aisance,
centres d’intérêts, opinions politiques, affinités ou opposition
artistiques, etc. (Cette distribution des places comporta néanmoins une
erreur du reste incompréhensible, dont fut victime Maurice-Pierre Boyé
qui s’en plaignit amèrement par une lettre à Conrad). Toute maîtresse
de maison connaît ce casse-tête, mais rarement pour apparier cent
cinquante convives d’origines très diverses et dont on ne peut même pas
espérer la reconnaissance du ventre puisqu’ils ont payé leur
écot ! Dans ce cas, il lui faut attendre la fin du dernier
discours et du dernier toast pour être rassurée. A vrai dire, Gée ne le
fut vraiment qu’après avoir vu Titanne , un bouquet à la main,
venir embrasser son père. Mais Titanne gardait encore des années plus
tard un mauvais souvenir de son passage entre les tables qui faisaient
soudainement silence au fur et à mesure de sa progression et des
applaudissements étourdissants qu’elle aurait préféré éviter si Conrad
ne l’avait élevée dans ses bras.
(1) : Participaient aussi
trente-cinq sculpteurs, dont Bourdelle, Despiau, Wlérick, sans oublier
Renée Vautier qui présentait ses bustes de Paul Morand et de Paul
Valéry.
(2) : "Nesto Jacometti" 1936 (81 x 65 cm) Opus 36-04.
(3) : Cf. supra, année 1934, p. 323, à propos de "l'Intruse".
(4) : Rue du Colisée, n° 34, Paris.