VI - Talent reconnu > Donation au musée de La Haye
L'autoportrait de Conrad Kickert donné au musée de La Haye ne
représentait que peu de chose à côté de la donation par laquelle
Kickert, cette année-là, put enfin réaliser le vœu caressé depuis 1918
d’offrir à sa ville natale sa collection internationale. On se
souviendra de l’engagement confirmé par lui officiellement en 1921,
auprès du bourgmestre et des échevins, de fournir ainsi de quoi garnir
les cimaises du musée dont la construction était projetée. Il avait
subordonné sa promesse à la mise en route, dans l’année, de cette
réalisation si nécessaire à cette ville. Pour diverses difficultés,
notamment financières, les délais, de remise en remise, s’étaient
étendus jusqu’à 1934, année où la construction fut assez avancée pour
qu’on pensât à préparer un catalogue et une proche inauguration.
Kickert, par la condition de délai qu’il avait fixée, avait entendu
soutenir les énergies et susciter les décisions. En dépit des reports,
il aurait souhaité donner une suite à son offre, mais sa ruine
financière complète pouvait mettre obstacle à sa réalisation. Van
Gelder, le directeur du musée en 1921, avait survécu aux vicissitudes
du projet et se trouvait en poste comme responsable des beaux-arts pour
toute la ville. Il renoua des contacts avec Kickert et fit le point de
la question dans la lettre qu’il lui adressa le 26 mai : "Comme
nous en sommes convenus, votre première et magnifique offre s’est
trouvée réduite à néant du fait que vos conditions, quant aux premiers
plans prévus pour le musée, n’ont pas été satisfaites. Cependant je
m’autorise à croire, à la suite de notre dernier entretien, que vous
envisageriez encore favorablement, en dépit des circonstances qui ont
changé pour vous aussi, que votre collection puisse être prise chez
nous. Je pense que ces œuvres, même si nous ne les avions qu’en prêt
pour plusieurs années, mériteraient quand même de figurer dans notre
catalogue. Je voudrais donc vous proposer en premier lieu de me faire
part de votre décision et ensuite de donner l’ordre que ces tableaux
qui, je pense, sont toujours au Stedelijk Museum d’Amsterdam, soient
transportés ici. Nous pourrons ainsi en faire une sélection, au cas où
éventuellement ils n’entreraient pas tous en ligne de compte, et à
partir de là en établir un catalogue".
Van Gelder, partant là-dessus en vacances, donna à son adjoint Knuttel
la mission de suivre le dossier sans désemparer. Ce fut donc ce dernier
qui écrivit à Kickert le 15 juin : "Avec joie j’ai lu votre lettre
au Dr van Gelder qui est parti en vacances. J’y réponds afin de traiter
l’affaire aussi vite que possible pour que les tableaux puissent
figurer dans notre catalogue. Naturellement nous remplirons volontiers
vos conditions : c’est-à-dire que, pour les tableaux entrés dans
votre collection avant et pendant la guerre, nous les prenons en prêt
pour vingt ans, délai qui sera prolongé jusqu’à votre mort si elle
intervenait au-delà des vingt ans ; d’autre part nous recevons en
pleine propriété les tableaux acquis par vous après la guerre. Pour ces
derniers nous prendrons en charge les frais de transport. Vous aurez à
en donner la liste par écrit et à en certifier la donation, ce qui nous
économisera les droits de douane [...] Nous ferons ce recensement par
un examen en commun, mais comme j’ai pris l’engagement d’avoir terminé
le catalogue le 31 juillet, tout cela doit être débroussaillé
auparavant".
Ce délai du 31 juillet dut être reporté et c’est bien compréhensible,
si l’on examine en quoi consistaient les tableaux "acquis après la
guerre". Kickert n’avait plus les moyens après 1919 d’acquérir des
toiles et cette seconde collection de tableaux était en grande partie
virtuelle. Dès 1921, le Dr van Gelder y avait fait allusion dans sa
lettre à la presse : "Kickert ouvre la possibilité d’ajouter à sa
donation des œuvres qu’il va s’attacher à réunir, ce qui fait augurer
un enrichissement important de notre patrimoine". Conrad avait toujours
en 1934 l’idée d’associer à sa donation le maximum de collègues. Il
suffirait que ceux-ci, dûment instruits, fissent choix d’une de leurs
œuvres qui entrerait (pour ordre) dans la collection Kickert et
prendrait tout de suite une place définitive au musée de La Haye.
Vendre de son vivant une de ses œuvres à un musée est pour un peintre
un exploit difficile ; en faire don et dans ce cas faire accepter
ce don par un musée ne va pas de soi non plus, et sa gratuité suffit à
priver l’œuvre de son auréole. Si elle ne bénéficie pas au catalogue de
la mention prestigieuse, "acquisition du musée", elle peut néanmoins
trouver un certain lustre sous le classement "donation N", surtout
quand N est un collectionneur réputé, ce qui était le cas de Kickert.
De plus le label "Donation Conrad-Kickert" conférait une valeur
importante du fait qu'il s’appliquerait entre autres à des œuvres de
Mondrian. Pour obtenir un don en faveur du musée, Kickert écrivit en
juillet en ces termes à une vingtaine de collègues :
"Cher Ami,
Comme vous ne l’ignorez peut-être pas, j’avais, avant la guerre, une
certaine aisance. A ce moment, j’avais réuni une centaine de tableaux
de collègues, en grande partie de Français, et avais offert cette
collection au musée de La Haye en 1919. Depuis, la ville de La Haye a
construit un magnifique musée moderne et les conservateurs viennent de
me rappeler ma promesse.
J’estime qu’un changement de situation n’implique pas un changement de
parole et je suis trop heureux et content de rendre service à l’art
français et à mes amis, en créant, dans une des villes les plus
visitées, un centre d’art français. Seulement, ayant tout perdu, je
regretterais profondément que, par ce fait uniquement, cette salle
française soit privée de peintres que j’aurais certainement voulu
posséder, si mes moyens me l’avaient encore permis.
Je m’adresse à ces quelques artistes, car ils ne doivent pas manquer
dans un ensemble devant, selon moi, représenter les meilleurs de l’art
contemporain et je leur demande : Donnez-moi, pour le musée de La
Haye, une toile représentative ; une toile trop grande ou
invendable, trop extraordinaire dans votre œuvre, en somme : une
toile qui ne vous prive pas et que vous aimeriez voir exposée et vue
par le monde entier.
Je désirerais recevoir votre réponse avant le 10 août, à cause de
l’impression d’un catalogue et parce que l’expédition des œuvres doit
se faire à la fin de l’année.
Croyez bien, cher Ami, à mon dévouement et mes meilleurs sentiments."
Et il approcha en personne une quinzaine d’autres, voisins ou intimes.
Ces derniers réagirent tous favorablement – avec trop d’enthousiasme
peut-être pour J.E. Bersier qui enrichit son offre d'origine (deux
paysages et une petite nature morte) par un considérable "Christ en croix"
sur fond de Jérusalem. Les destinataires de la lettre répondirent
positivement aussi à l’exception de Segonzac et de Friesz qui se
dérobèrent malgré les relances dont Osterlind se chargea auprès de ce
dernier. Un refus d’Alix qui n’avait pas supporté une remarque de
Conrad au salon des Tuileries, s’atténua ensuite pour aboutir au don
d’un dessin. Fernand Léger qui avait vendu plusieurs œuvres aux
Pays-Bas, fut suppléé par Mlle Tak van Poortvliet : celle-ci mit
en dépôt une gouache de lui qu’elle préleva dans sa propre collection.
L’examen en commun par Kickert et Knuttel des œuvres offertes se passa
bien, car Knuttel avait pour Conrad une admiration qui se mua vite en
amitié. Ils rendirent visite ensemble aux artistes concernés, en
septembre et en octobre, ou du moins à une partie d’entre eux, onze sur
les trente-quatre sollicités par Kickert (d’après sa lettre à CK du 15
octobre). En général enchanté de ce qu’on lui montra, Knuttel exprima
pourtant son souhait d’obtenir de Picart-Le Doux une œuvre rendant
mieux compte de son talent. Il découvrit à l’occasion de son voyage,
les difficultés d’argent auxquelles Kickert devait faire face. Il
essaya de l’aider en envoyant une petite somme de temps à autre. Il
s’agissait d’un modeste secours. Résolu d’abord à ne joindre à sa
donation aucune œuvre de lui, Kickert finit par y inclure six toiles et
sept aquarelles ou dessins, lorsqu’il fut bien certain qu’elles
seraient enregistrées comme des achats. Son premier dessein était
meilleur, car on ne pouvait empêcher le public de considérer des achats
à Kickert comme une rémunération de la donation. Les préparatifs
débordèrent largement sur l’année suivante.